Montréal

Animé par la spiritualité scalabrinienne de l’accueil, l’organisme Le Pont témoigne d’une expérience singulière d’aide et de soutien aux personnes exilées et en attente de régularisation de leur statut. Cet entretien nous permet de prendre connaissance de la façon dont une communauté de foi intègre l’exigence de l’hospitalité à son travail; des liens indispensables à l’appartenance citoyenne s’y tissent.

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Entretien avec Alessandra Santopadre et Arthur Durieux

Alessandra Santopadre, directrice du Pont et adjointe aux communautés culturelles et rituelles du Diocèse de Montréal.

Arthur Durieux, co-fondateur du Pont, a œuvré au poste d’adjoint pour le programme de réfugié·e·s parrainé·e·s du Diocèse de Montréal de 2015 à 2017.
    
Vivre ensemble (V.E.) : Dites- nous ce qu’est l’organisme Le Pont et sa mission.

Le Pont (L.P.) : Créé en octobre 2017, Le Pont est un centre d’hébergement et de services pour les personnes demandant l’asile et d’arrivée récente. Il s’agit d’une initiative de l’Office des communautés culturelles et rituelles du Diocèse de Montréal qui a été mise sur pied pour répondre à la demande croissante et urgente d’hébergement pour les personnes demandant l’asile. Elle s’inscrit dans l’histoire du Diocèse de Montréal et fait écho à ses mesures en matière d’accueil, notamment celles qui remontent aux initiatives en faveur des boat people du Vietnam à la fin des années 1970.

Près d’un demi-siècle plus tard, Le Pont a été mis sur pied pour répondre, de façon modeste, à la crise des déplacements forcés tributaires de nombreux conflits et guerres ayant cours et auxquels nous ne sommes pas toujours étrangers.

(V.E.) : Qui sont les personnes que le Pont accueille et protège ? 

(L.P.) : Il peut s’agir de personnes vulnérables (femmes seules, femmes monoparentales, des familles) auxquelles nous offrons un hébergement provisoire qui soit sécuritaire, d’esprit familial, riche en services et en échanges. Afin de rendre moins ardu le processus d’intégration des personnes que nous accueillons, nous offrons un suivi personnalisé à la situation et aux besoins de chaque famille. Nous les orientons vers des organismes communautaires adaptés. Nous mettons également à contribution ces organismes communautaires pour la mise sur pied de partenariats et activités (conférences, webinaires, formations réciproques, évènements socio-culturels, bénévolat etc.). De plus, de nombreuses paroisses montréalaises nous offrent matériel, soutien, bénévoles et de nombreux dons.

Rappelons aussi qu’une grande partie de notre action consiste en un travail de plaidoyer auprès des autorités afin de protéger et promouvoir ainsi que de garantir les droits des personnes demandant l’asile et l’accès aux services[1] qui leur sont nécessaires. Cette mobilisation se fait par des lettres et pétitions qui interpellent les autorités fédérales et provinciales. Un exemple concret de lutte dans laquelle Le Pont s’est engagé est la mobilisation pour que les enfants des personnes qui demandent l’asile aient accès à des services de garde abordables. Nous avons pris position en dénonçant l’impossibilité pour les enfants d’accéder aux services de garde éducatifs subventionnés et aux versements anticipés d’impôt pour frais de garde.

Cette situation est un obstacle pour l’insertion économique et sociale, notamment pour la recherche d’un emploi et la francisation des parents. C’est aussi une entrave à la préscolarisation pour les enfants. Pour les mères monoparentales, ces obstacles structurels sont synonymes de dépendance à l’aide sociale, de discrimination dans l’accès au logement et de plus de précarisation du statut familial. Ce droit doit s’appliquer à tous les parents quel que soit leur statut. 

(V.E.) : Comment l’équipe et les personnes accueillies traversent l’épreuve de la pandémie, et comment se passe l’organisation dans la maison avec elles?

(L.P.) : Aux premières annonces gouvernementales de distanciation sociale, de quarantaine et de confinement, nous avons rapidement réagi. Premièrement, en réduisant l’équipe au maximum afin de protéger le personnel et les bénévoles. Nous avons rapidement changé notre façon de dispenser notre aide. Il a fallu entamer le confinement et s’adapter aux nouvelles façons de vivre au sein de la résidence en contexte pandémique. Cela nécessitait de bien expliquer les choses. Il était important pour nous de bien relayer l’information à nos résident.e.s, de façon exacte et pédagogique. Sans transmettre un sentiment de panique ou d’anxiété aux personnes résidentes.

Un des premiers besoins a été celui d’assurer la sécurité alimentaire. Toutes les banques alimentaires avec qui nous travaillions ont fermé temporairement leurs portes. Dans cette incertitude, nous avons fait un appel aux dons auprès des paroisses qui collaboraient déjà avec nous. Nous avons aussi eu recours aux réseaux sociaux pour pouvoir accompagner les familles directement. Puis, nous avons effectué nous-mêmes les déplacements dans les banques alimentaires rouvertes afin d’éviter les déplacements en métro. Pour les nombreuses mères monoparentales que nous recevons, les voyages sont déjà difficiles avec les enfants et les sacs à transporter. Il a donc été important pour nous de limiter à tout prix les déplacements en transport en commun afin de diminuer le risque de contamination.

La COVID-19 était inédite à l’échelle planétaire. Nous avons, dans un second temps, organisé des rencontres d’information afin de parler de la situation pandémique. C’est durant ces rencontres et lors de discussions individuelles que nous avons réalisé que les personnes résidentes au Pont manifestaient des signes d’anxiété, d’inquiétude et de détresse psychologique pour beaucoup attribuables à la précarité financière accrue, à leur statut migratoire, mais aussi à l’incertitude quant à la durée du confinement. Le non-accès aux nombreux services d’aide (accès à l’information, soins de santé, services sociaux et à l’emploi) compliquait les choses. Certaines personnes ont vu ressurgir des traumatismes vécus pendant la trajectoire migratoire. Malgré leur grande résilience, cette détresse est caractéristique de nombreuses injustices, humiliations et discriminations préexistant à la pandémie.

« L’hospitalité, c’est aussi l’intégration citoyenne et l’appartenance. Cette dernière peut se rattacher à des groupes, à des communautés de foi, à des associations. Mais toutes ces appartenances, bien que nécessaires, sont insuffisantes si elles ne sont pas irriguées par l’appartenance démocratique et une forme de rattachement à une communauté politique reliée à des droits ».

(V.E.) : Comment vos pratiques d’accueil et d’hospitalité sont-elles interpellées ou confirmées par cette pandémie?

(L.P.) : Au-delà des images dénigrantes que l’on voit circuler et prenant pour cible certaines personnes migrantes, nous avons pour notre part continué à donner vie et incarner les quatre verbes (accueillir, protéger, promouvoir et intégrer) du pape François. Pour nous, ces verbes sont des actions concrètes, tant sur le plan social que politique : ils invitent à une prédisposition inconditionnelle à l’hospitalité.

Nous avons le défi d’accueillir à l’heure des replis identitaires, de la montée des courants xénophobes et du recul que nous connaissons du fait de politiques migratoires qui cristallisent les peurs. Le geste d’accueil n’est pas seulement un acte de générosité à sens unique ni un geste moral et humanitaire, aussi généreux et indispensable soit-il.

L’hospitalité, c’est aussi l’intégration citoyenne et l’appartenance. Cette dernière peut se rattacher à des groupes, à des communautés de foi, à des associations. Mais toutes ces appartenances, bien que nécessaires, sont insuffisantes si elles ne sont pas irriguées par l’appartenance démocratique et une forme de rattachement à une communauté politique[2] reliée à des droits. Nous réalisons bien que l’accueil bouleverse les frontières symboliques de la vie ordinaire, par la découverte des réalités violentes des parcours migratoires et du traitement institutionnel que les États font subir aux personnes. La plupart des personnes qui accueillent sont peu conscientes de ces réalités et peu anticipent le choc provoqué par cette confrontation.

Dans notre cas, nous avons dû vivre les conséquences de la décision fédérale consistant à fermer les frontières aux demandeurs d’asile. Nous aurions souhaité que le Canada continue à honorer ses engagements internationaux, pour accueillir et protéger les demandeurs et demandeuses d’asile. Le Canada s’est toujours présenté au monde comme un pays accueillant, capable d’intégrer les migrants et les réfugiés. Un pays capable de placer l’aspect humanitaire au centre de son programme politique. Mais voilà que les principes d’hospitalité les plus élémentaires peuvent être éclipsés en contexte de repli sur la logique du tout-sécuritaire, même enrobé dans un langage de santé publique.

Cela nous a amenés à nous poser plusieurs questions : où iront les personnes demandant l’asile affectées par la fermeture de nombreux organismes d’accueil, et dans quelles conditions? Quand pourront-elles déposer leur demande d’asile au Canada? Plusieurs organismes gouvernementaux et communautaires comme Le Pont ont été et sont encore prêts à accueillir des demandeurs d’asile, autour de 25-30 personnes. C’est ce dont nous sommes capables. 

(V.E.) : Votre façon de penser l’accueil intègre-t-elle une réflexion critique sur l’intégration et la citoyenneté ? 

(L.P.) : La citoyenneté et l’appartenance reposent sur un temps long au cours duquel la participation des personnes nouvellement arrivées se pratique de diverses manières, depuis la contribution à l’impôt jusqu’à la participation sociale et politique à la vie sociale. Ainsi vue, l’hospitalité n’a pas à être envisagée comme une pratique temporellement circonscrite, appelant à une gratitude immédiate, mais comme un cycle où ceux et celles qui arrivent sont parties prenantes d’une relation plutôt que simples objets de sollicitude.

Nous avons à cœur de faire en sorte que les migrants et les réfugiés puissent bénéficier de conditions leur permettant de se réaliser intégralement sur le plan humain. Il y a un enrichissement mutuel ici. L’intégration n’est pas une assimilation qui conduit à supprimer ou à oublier sa propre identité. Cela nous amène à nous interroger sur le fait de vivre de vrais rapports avec les autres, sans ostracisme mais aussi sans désir d’uniformisation. Cette question nous fait réfléchir sur la notion de responsabilité mutuelle fondée sur la confiance. Le contact avec l’Autre amène plutôt à en découvrir le « secret », à s’ouvrir à lui pour en accueillir les aspects valables et contribuer ainsi à une plus grande connaissance de chacun et chacune. Intégrer ces personnes signifie leur donner une place où elles se sentent responsables de participer activement à la société. Si elles sont reconnues et valorisées de manière appropriée, les capacités et les compétences des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés, représentent une vraie ressource pour les sociétés qui les accueillent.

« La manière dont une nation accueille les personnes migrantes révèle sa vision de la dignité humaine et sa relation avec l’humanité. Dans notre action, nous affirmons que chaque personne migrante a le droit et le devoir de s’intégrer et d’être incluse dans la nation qui l’accueille, tout en restant elle-même, porteuse de sa propre histoire et de sa dignité ».

On veille à ce que des liens significatifs se créent. La valeur d’une intégration augmente quand les choses sont facilitées sur ce plan. La citoyenneté n’est pas un simple statut que l’on acquiert par la voie juridique, c’est l’action et l’activité en commun qui lui donnent sens. La participation à des activités sociales informelles et modestes comme les nôtres peuvent créer de l’attachement. Au Pont, nous avons choisi d’accueillir avec humanité toute personne forcée de quitter sa terre. Dans cette perspective, la manière dont une nation accueille les personnes migrantes révèle sa vision de la dignité humaine et sa relation avec l’humanité. Dans notre action, nous affirmons que chaque migrant a le droit et le devoir de s’intégrer et d’être inclus dans la nation qui l’accueille, tout en restant soi-même, porteur de sa propre histoire et de sa dignité. En même temps, il incombe aux pouvoirs publics de protéger et de réguler les flux migratoires avec prudence et bienveillance, tout en promouvant l’accueil et l’hospitalité afin que les populations locales soient formées et encouragées à participer à ce processus.

(V.E.) : Quels sont les ressorts des initiatives de solidarité et sur quels liens reposent-elles?

(L.P.) : C’est par le biais de notre réseau qui s’est constitué dès la fondation du Pont (collègues, paroisses, CLSC, donateurs privés, congrégations religieuses, commerces et restaurants) que nous avons pu avoir accès à de nombreux dons. On a mis l’accent sur le fait que ce sont avant tout des femmes, des mères, des enfants, des familles entières qui vivent déjà dans une grande incertitude et précarité. On a maintes fois rappelé qu’elles n’ont accès qu’à des services très limités (formation, emploi et garderie). En faisant appel à la solidarité et à l’empathie envers les personnes migrantes, nous réussissons à offrir des services basés sur leurs besoins. Beaucoup de personnes qui nous donnent portent en elles une mémoire affective reliée à la migration ou savent ce que ça recouvre concrètement. Certaines ont été accueillies et veulent désormais aider. Il y a aussi des personnes pour lesquelles cette aide est significative au regard de leur foi.

Nous avons fait appel à des organismes publics pour avoir accès à de nouveaux programmes d’aide, notamment le Food Rescue [3]et Second Harvest. Ce qui nous permet de distribuer 20 000 $ de cartes cadeaux à plus de 150 bénéficiaires et de répondre ainsi à un besoin récurrent consistant à structurer l’offre alimentaire durant la pandémie pour nos résident.e.s.

Nous avons également reçu plusieurs autres subventions permettant d’ajouter trois employés temporaires à notre équipe. Dans la conjoncture actuelle, les intervenant·e·s pourront accompagner un retour progressif vers la recherche de logement, de services, d’éducation et d’emploi pour nos familles, tout en respectant les règles d’hygiène en vigueur. Nous comptons beaucoup sur ces financements d’urgence qui nous permettent de mieux faire face à de nouveaux besoins résultant de la pandémie de la COVID-19 et auxquels nous n’étions pas confrontés auparavant.

(V.E.) : Qu’avez-vous appris au contact de ces personnes et qui soit de nature à humaniser le regard de la population sur cette réalité? 

(L.P.) : Les personnes que nous accueillons[4] au Pont viennent de divers pays, avec des histoires et des itinéraires migratoires différents. Beaucoup quittent leur pays sans savoir où aller, sans pouvoir dire à leurs proches où elles vont. Il faut savoir que lorsqu’on est confronté à la persécution et que l’on doit composer avec des violences de toutes sortes, la seule chose à faire est de s’échapper, sans trop de calculs ou de plans préétablis. Et parfois, les décisions prises ne peuvent pas être partagées avec la famille ou les amis demeurés sur place, pour éviter de mettre leur vie en danger.

Un parcours migratoire peut durer plusieurs jours, d’autres fois des mois ou des années. Devant, c’est souvent l’inconnu. Les personnes qui vivent cette épreuve sont animées par le désir d’une vie meilleure, par le désir de recommencer; un désir de liberté en somme. Et au nom de cette liberté, elles sont prêtes à tout affronter : la violence; l’isolement; le désespoir; l’abandon; le deuil et le refus. Au Pont, nous avons compris que nous devons faire face à la réalité en ayant ces parcours en tête. Pour nous, l’hospitalité est plus que jamais nécessaire! Elle invite à reconnaître l’humanité de l’Autre et à redécouvrir à travers la rencontre qui en découle le chemin de notre propre humanité.

Il est important de considérer les migrants, indépendamment de leur statut : d’abord comme des personnes dotées d’une pleine dignité. Dès lors, la présence de « l’autre que moi » incite à entrer dans un véritable échange hospitalier; ce qui est échangé est d’abord une relation humaine et non leur manque d’être ou leur défaut d’être. Les demandeurs et demandeuses d’asile ne doivent pas être considérées sous le prisme doloriste des personnes désespérées, nécessiteuses. Elles doivent être considérées dans toute leur intégralité et leur puissance d’agir. L’hospitalité ne doit pas être vue comme une pratique temporellement circonscrite, appelant à une gratitude immédiate, mais comme un cycle où ceux qui arrivent sont parties prenantes d’une relation plutôt que de simples objets de sollicitude. Ce n’est pas du donnant-donnant.

N’oublions pas que chaque personne qui arrive via une telle trajectoire d’exil porte en elle un bagage d’expériences, de codes, de coutumes, de croyances, de peurs et d’insécurité qui diffèrent inévitablement des expériences de ceux et celles qui constituent la majorité. Nous sommes toutes et tous appelés à composer avec le sentiment de peur de l’étranger dans notre travail.

Comme le dit souvent le pape François, dans une époque marquée par l’individualisme, la foi chrétienne est encore capable d’engendrer des styles de vie différents qui globalisent la fraternité et la solidarité.

 

 

Entretien réalisé par Élodie Ekobena, chargée de projets au secteur Vivre ensemble et Mouloud Idir, coordonnateur du secteur Vivre ensemble.

[1] Comme un accès à des services de gardes abordables, un droit à un logement salubre et digne, un accès à la francisation, un accès à la Régie du logement, à des soins de santé… Une liste de services auxquels les personnes n’ont pas accès avec un statut précaire.

[2] Voir le prolongement de ces questions dans le cadre de cette conférence donnée par le philosophe Guillaume Le Blanc au Centre justice et foi : https://vimeo.com/298198399

[3]https://www.canada.ca/fr/agriculture-agroalimentaire/nouvelles/2020/08/programme-de-recuperation-daliments-excedentaires.html

[4] Elles sont référées par des travailleuses sociales (en majorité du PRAIDA) et d’autres services sociaux de Montréal. Voir ici : https://www.ciussscentreouest.ca/programmes-et-services/praida-programme-regional-daccueil-et-dintegration-des-demandeurs-dasile/medias-praida/